The Urban Guru Website


Des politiques du logement erronées à l'origine de la crise mondiale

10/05/2009 00:00


Mille milliards de dollars

 

Le 7 septembre 2008, les deux géants du refinancement hypothécaire américain, Fannie Mae et Freddie Mac, ont été quasiment nationalisés par l’injection de 200 milliards de dollars du Trésor américain. Ils possédaient ensemble un portefeuille de plus de 5 billions (5.000 milliards) de dollars mais aussi une dette croissante et leurs actions étaient en chute libre. Bien que les deux institutions soient déjà parapubliques – ce sont des « Government-sponsored entreprises » (GSE) - leur chute et leur nationalisation forcée donna le signal du début de la crise mondiale actuelle[1]. Le 25 novembre 2008, la Réserve fédérale américaine annonça qu’elle allait racheter jusqu’à 600 milliards de dollars de leurs dettes et de leurs « mortgage-backed securities » (titres s’appuyant sur des crédits hypothécaires). En février 2009 le Trésor annonce un plan de sauvetage du secteur bancaire de plus de 1000 milliards. Ces chiffres peuvent être comparés au montant stagnant de l’aide publique au développement, c'est-à-dire à l’aide des pays riches aux pays pauvres qui, selon l’OCDE, s’éleva au total à 103,5 milliards de dollars en 2007 (21,8 milliards des Etats-Unis, 67 milliards de l’Europe, 7 ,7 milliards du Japon, 4 milliards du Canada). Bien entendu, comme n’ont pas manqué de le souligner maints politiciens, « ce n’est pas le même argent »…

 

Les causes de la crise

 

Parmi les nombreux commentaires suscités par la crise financière de 2008, la pire depuis 1929 et la première d’ampleur véritablement mondiale, trop peu d’attention a été accordée à l’origine de cette crise, c'est-à-dire à la faillite complète du système américain de financement du logement. Il est important d’analyser cette faillite, ses causes et ses conséquences, afin de mettre en évidence les relations essentielles entre le secteur du logement et l’ensemble de l’économie ainsi qu’entre la crise hypothécaire aux USA et la crise financière mondiale.

 

Résumons ce qui est advenu aux Etats-Unis entre 2001 et 2008, sans oublier que des événements similaires se sont produits dans d’autres pays développés tels que la Grande-Bretagne et l’Espagne.

 

La cause profonde de la crise réside dans la manipulation du système de crédit au logement par le secteur bancaire. Cela fut effectué essentiellement en jouant sur les taux d’intérêt, les versements initiaux et les périodes de remboursement des prêts au logement. En termes simples, les banques ont offert des crédits à bas taux d’intérêt aux emprunteurs de la classe moyenne, ce qui entraîna un endettement excessif et une réduction drastique des capacités d’épargne (tombées à zéro ou même négatives). Et elles proposaient simultanément des crédits à intérêts élevés aux familles à bas revenus (les fameux crédits « sub-prime» dans lesquels des taux variables étaient utilisés pour dissimuler les taux réels, souvent supérieurs à 10 %) combinés avec des versements initiaux insuffisants et une surestimation de la croissance espérée des revenus, ce qui entraîna une incapacité massive à rembourser ces prêts. Les deux actions visaient à promouvoir la « société de propriétaires » qui a toujours été l’une des valeurs idéologiques fondamentales de la nation américaine (si vous n’êtes pas propriétaire, vous ne pouvez pas être un bon citoyen car vous n’avez pas de racines). D’une part, des taux d’intérêt artificiellement bas constituent la méthode traditionnelle pour subventionner le logement des classes moyennes américaines et pour limiter ainsi les subventions publiques officielles. D’autre part, la nouvelle stratégie des taux d’intérêt élevés sans garantie sérieuse de remboursement est apparue comme un moyen miraculeux d’améliorer l’accès des pauvres au logement. Nous allons voir ci-dessous quelle était la théorie sous-jacente de ce miracle annoncé.

 

Erreurs ou fatalité du capitalisme ?

 

Les deux questions clés sont les suivantes : pourquoi les banques adoptèrent-elles cette voie risquée et pourquoi les ménages tombèrent-ils dans le piège ?

 

Pour ce qui concerne les ménages, la réponse est relativement simple. Au cours des années 2001-2006, les prix du logement augmentaient beaucoup plus vite (+ 60 % en 5 ans) que les prix des biens de consommation. Par conséquent, acheter une maison était un bon investissement puisque les acquéreurs espéraient revendre à des prix plus élevés dès lors que la tendance haussière se poursuivait. La demande était élevée à la fois du côté des classes moyennes – heureuses d’emprunter à bas taux d’intérêt - et du côté des classes populaires, pariant sur un avenir radieux et accédant finalement au rêve américain, la société des propriétaires. Mais malheureusement les prix du logement ne peuvent pas augmenter éternellement plus rapidement que l’inflation, simplement parce qu’à un certain moment, la demande est saturée, elle se contracte et la baisse commence. C’est ce qui est arrivé en 2007 lorsque les prix de l’immobilier chutèrent de 9 % aux Etats-Unis, et cela s’est accentué en 2008 lorsque ces mêmes prix chutèrent de plus de 10 %. Et ce retournement de tendance apparut simultanément avec une réduction des crédits disponibles, ce qui enclencha un cercle vicieux qui aboutit au krach financier de septembre-octobre 2008.

 

Pour ce qui concerne le secteur bancaire, la réponse est plus complexe. En fait, les banquiers sont censés être des gens intelligents et pragmatiques. Pourquoi décidèrent-ils de consentir à des clients insolvables (entre 1 et 2 millions de familles) des crédits hypothécaires « sub-prime» dont le total atteint un billion (mille milliards) de dollars sur un ensemble de crédits hypothécaires s’élevant à 6 billions en 2007 ? Sur ce sujet, on trouve peu d’explications dans les médias internationaux à l’exception de considérations plutôt obscures sur la titrisation des crédits sub-prime et sur la contamination par les prêts toxiques. Il est assez difficile de comprendre pourquoi les institutions financières ont développé ce type d’instrument et ces techniques de titrisation.

 

Le point de départ est clair. Les banques avaient trop de dépôts et voulaient prêter autant que possible, même en prenant des risques exagérés. Le deuxième point est qu’elles trouvèrent des moyens compliqués et incontrôlés de partager (ou mutualiser) ces risques entre elles. Cela fut effectué par la revente de paquets de prêts immobiliers et par la combinaison de ces paquets afin de diluer les risques, en prenant des profits à chaque étape. Les prêts étaient en fait vendus sous la forme de titres sur un marché hypothécaire en pleine expansion.

 

Prenons un exemple. La banque Brother accorde un prêt de 200.000 dollars à la famille Smith, à 7 % sur 30 ans. Les Smith doivent rembourser 480.000 dollars, soit 16.000 dollars par an. La banque Brother revend ensuite ce prêt à la banque Sister (ou à tout autre investisseur) pour 220.000 dollars. Brother obtient un profit de 20.000 dollars et disparaît. Sister peut conserver ou revendre le prêt. Si elle le revend, elle peut faire un nouveau profit ; si elle le conserve, elle prend le risque d’un défaut de remboursement. Ce risque devait être réduit en ne revendant pas les prêts un par un comme dans notre exemple, mais en les regroupant et en les vendant aux enchères sur le marché des titres hypothécaires (ce que l’on appelle « securitisation » en anglais ou « titrisation » en français : le processus par lequel une société comme Brother amalgame ses prêts immobiliers en titres qu’elles met sur le marché financier) A ce stade, les banquiers attendaient probablement un miracle (de bons dividendes) et quelques pertes. C’est précisément l’essence même de l’investissement en capital dans une économie de marché : prendre des risques contrôlés. Les banquiers attendaient bien sûr davantage de profits, grâce à des taux d’intérêt suffisants, que de défauts de paiement. De nombreuses banques se précipitèrent sur les nouveaux outils financiers mis au point par les gourous de Wall Street, ceux-là même qui avaient déjà imaginé les junk bonds (titre pourris) des années 1980, qui avaient culminé dans la crise des caisses d’épargne et de crédit en 1987. Et les banques ne découvrirent qu’en 2007 que les risques étaient trop grands, que les pertes étaient devenues incontrôlables et dépassaient les profits. Il était trop tard. Plus d’un million de familles américaines (des statistiques précises ne sont pas disponibles) étaient déjà menacées d’expulsion parce qu’elles ne pouvaient plus rembourser leurs prêts. Fan et Fred étaient dans de sales draps !  Ils sont soupçonnés d’avoir tablé sur un renflouement automatique en cas de difficultés… ce que certains experts appellent un «dommage moral » (abus du Trésor public comme prêteur de dernière instance) fortement dénoncé par le Wall Street Journal lui-même (dans son article « Renflouement pour milliardaires », 11 septembre 2008).

 

Le sous-secteur des crédits sub-prime s’effondra en août 2007, annonçant la crise financière générale qui commença un an plus tard et qui affecte directement tous les contribuables américains et indirectement tous les êtres humains de la planète. Le miracle de la titrisation ne s’est pas produit. L’ancien Président de la Réserve fédérale, M. Alan Greenspan, dans un éclair tardif de lucidité, déclara : « la titrisation du crédit immobilier est la cause majeure de la crise ». Au cours de l’été 2008, la confiance entre banques disparut, le crédit se raréfia et devint plus onéreux, le monde entier entra en récession. La bulle financière explosa. En octobre, toutes les bourses chutèrent, de Wall Street à Tokyo, de Londres à Shanghaï, de Sao Paulo à Johannesburg. A cette occasion, de nombreux gouvernements déclarèrent qu’ils devaient revoir complètement leur politique économique et leurs instruments financiers, qu’une réforme fondamentale de l’architecture financière internationale était nécessaire, qu’il fallait réguler le capitalisme. L’opinion publique restait dubitative : la crise résultait sans doute d’une combinaison de causes structurelles (la recherche effrénée d’un enrichissement rapide) et conjoncturelles (une croyance aveugle aux vertus de l’ingénierie financière) mais il était difficile de faire la part des choses. Erreurs et fatalité du capitalisme allaient comme toujours de pair.

 

Si l’ombre du co-fondateur des institutions de Bretton Woods, John Maynard Keynes, plane sur les négociations en cours, le rôle du système de financement du logement en tant qu’initiateur le plus fréquent de toutes les crises financières récentes ne semble pas encore avoir été compris. La Déclaration du Sommet de Doha, le 9 décembre 2008, sur le Financement du Développement ne mentionne nulle part le financement du logement dans ses 90 paragraphes ! Le fait qu’une maison est souvent le bien le plus coûteux, de très loin, qu’un ménage puisse acquérir au cours de son existence devrait pourtant fournir un indice aux décideurs politiques et à leurs économistes… Le cercle vicieux bulle immobilière - crise financière – récession économique semblant se répéter avec une fréquence décennale (1987, 1997, 2007), il serait temps de le rompre en agissant sur son point de départ.

 

Quand le bâtiment ne va pas…

 

Le financement de l’habitat, y compris par des subventions publiques, constitue le noyau dur de toute politique du logement. Il doit faire partie des responsabilités essentielles des gouvernements et ne pas être laissé aux spéculateurs, traders et corporations irresponsables. En fait, le financement du logement pourrait devenir une sorte de « bien public » virtuel, placé sous contrôle public. La période actuelle de récession économique et de contraction des marchés immobiliers peut offrir l’opportunité d’une réforme politique radicale, qui serait certainement populaire dans de nombreux pays. Une telle réforme devrait être fondée sur les piliers suivants : 1) un rôle dirigeant des gouvernements et le renforcement des institutions publiques responsables de la politique du logement; 2) la réhabilitation et l’encouragement de l’épargne des ménages ; 3) des taux d’intérêt et des versements initiaux régulés pour les acquisitions de logement ; 4) des incitations publiques pour le développement du secteur locatif, en particulier en faveur des classes à faibles revenus ; 5) des subventions ciblées pour les classes moyennes. Une telle politique financière devrait être accompagnée par des politiques urbaines appropriées visant à rendre plus accessibles les terrains à bâtir, à réduire le coût des services et des infrastructures grâce à des densités convenables, à combattre l’exclusion spatiale et à améliorer l’environnement des quartiers.

 

Aux Etats-Unis comme en Europe les mesures tous azimuts concoctées par les politiciens pour affronter la crise manquent cruellement de vision stratégique. En injectant des fonds publics dans des banques et entreprises en difficulté afin de sauver des emplois, ou en réduisant les impôts afin de relancer la consommation, les gouvernements ne s’attaquent qu’aux conséquences de la crise actuelle et creusent les déficits publics. En abaissant les taux d’intérêt ils jouent avec une arme à double tranchant qu’il faut manier avec précaution, surtout pour les prêts à long terme. Une série de mesures ponctuelles, même de grande envergure, ne peut pas remplacer une stratégie. La restructuration des prêts immobiliers pour les familles modestes annoncée le 18 février par le président Obama (75 milliards de dollars dont 60 de Fannie et Freddie) devrait aller de pair avec la refonte intégrale du système de crédit hypothécaire.

 

Plutôt que d’annoncer en grande pompe des plans de redressement onéreux et démagogiques, sans priorités réelles, mieux vaudrait commencer par assainir et recadrer la construction immobilière, secteur qui répond à la fois à un besoin social et à une absolue nécessité économique. Par ses effets d’entraînement, la construction mérite en effet d’être placée au centre des plans de relance. Jusqu’ici, aucun gouvernement ne semble y avoir sérieusement songé, malgré les intentions proclamées d’investir dans les travaux d’infrastructure[2]. Lier crédit immobilier et épargne des ménages, bonifier l’épargne par des incitations, ne pas mythifier l’accession à la propriété, investir dans la pierre et les infrastructures environnementales, autant de principes classiques qu’il s’agit de réhabiliter comme base d’une stratégie calquée sur un modèle qui a fait ses preuves au cours des années 50 et 60 en Europe occidentale et depuis 20 ans en Chine.

 

Après 25 ans de néolibéralisme et de dérégulation, une discussion sérieuse sur le financement du logement et des infrastructures pourrait peut-être s’engager. Dans notre économie mondialisée, ce serait dans l’intérêt bien compris de toute l’humanité, pour qui le rêve d’un habitat décent devient chaque jour plus illusoire.

 

 

Cet article est paru dans la revue "Urbanisme", Paris, Mai 2009.

 


 

 



[1] Lire Ibrahim Warde, « Fannie et Freddie tombent à l’eau », Le Monde Diplomatique,  octobre 2008

 

 

[2] Le Prix Nobel d'économie 2008, Paul Krugman, aurait souhaité que la part des investissements publics dans le plan de relance annoncé le 17 février par le Président Obama soit beaucoup plus grande, au détriment des réductions d'impôts. Car, en termes de soutien à la demande, selon lui, "on obtient un rendement bien plus élevé avec des dépenses de l'Etat en infrastructures qu'avec des baisses d'impôts".

  

—————

Back