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Urbanisme Vertical, un oxymoron ?

03/02/2015 00:00

 

(Article publié dans la revue PCM n° 868, Paris, janvier 2015)

 

Durant ces quatre dernières décennies, on a construit des centaines de tours de par le monde. Ces grands immeubles ont donné lieu à une incroyable médiatisation, à de multiples analyses et à de nombreuses controverses…

 

Nous sommes en 1973 à Paris, au 28, rue des Saints Pères. Le sujet commun de l’option bâtiment de l’Ecole des Ponts : la Tour Montparnasse, qui va être inaugurée en juin, le premier gratte-ciel de Paris. Mon sous-groupe produit un film vidéo sur l’impact attendu de la Tour sur le tissu socio-économique local. Enthousiasme mitigé des habitants.
Nous sommes en mars 2011 à Dubaï. J’effectue mon ultime mission pour le compte d’ONU-Habitat, l’Agence des Nations Unies pour les Villes. Cocktail au sommet (ou presque) de Burj Khalifa, le plus haut gratte-ciel du monde, quatre fois plus haut que la Tour Montparnasse. Enthousiasme limité et dubitatif parmi les experts internationaux.

Les tours ont dépassé les 400 mètres dès 1974 (Chicago) puis les 500 mètres en 2004 (Taipei) et en 2010 Burj Khalifa a atteint 828 mètres. Cette envolée est caractérisée par une concentration géographique dans les grandes villes chinoises et les pétromonarchies du Golfe. A l’exception de New York  et de Chicago, inventrices des skyscrapers, l’Europe et l’Amérique se satisfont désormais d’Immeubles de Grande Hauteur (IGH) de 300 mètres.

A présent, on se demande quelle ville atteindra la première les mille mètres et quand. Suspense (à qui la tour?). Il y a fort à parier que ce sera une métropole asiatique.

 

Les Tours, une vieille histoire 

Tout commence avec la biblique Tour de Babel (inspirée par la ziggourat de Babylone) et la pyramide à degrés de Saqqarah en Egypte (5000 ans d’âge), des monuments immenses construits par des milliers d’esclaves qui ne disposaient d’aucun engin de levage ou de manutention. Le mouvement continue avec d’autres édifices religieux qui, avec leurs clochers et leurs minarets, entendent élever l’âme des croyants vers les cieux. Puis les beffrois s’élancent pour glorifier l’opulence commerciale des villes hanséatiques. Depuis toujours, les puissants ont voulu attirer les regards vers le haut et inspirer un sentiment d’humilité au commun des mortels. Mais la technologie avait ses limites… jusqu’à l’invention de l’acier. Alors tout a changé.

Le fameux plan d’urbanisme orthogonal de Manhattan (12 avenues, 152 rues) est établi en 1811. C’est un jalon dans l’histoire de l’urbanisme, notamment par ses largeurs de rues qui semblent avoir anticipé l’ère de l’automobile. Un plan visionnaire d’une extrême simplicité. Le Pont de Brooklyn, aux câbles d’acier, est inauguré en 1883 et les premiers gratte-ciel apparaissent à New York à la fin du XIX° siècle, atteignant 26 étages en 1890, 47 en 1908 (Singer Building 186 m, détruit en 1968) et 57 en 1913 (Woolworth Building, 241 mètres). En 1929 New York comptera 188 immeubles de plus de 20 étages, tous à structure métallique. Le superbe Chrysler Building (77 étages, 319 mètres, 1930) et le colossal Empire State Building (102 étages, 381 mètres, construit en 410 jours, 1931) deviennent tour à tour les plus hauts bâtiments du monde, les nouvelles pyramides ou ziggourats de la modernité. L’Empire State restera pendant 43 ans le plus haut building de la planète. La skyline du Lower Manhattan combine harmonieusement des dizaines de gratte-ciel, avec désormais le tout nouveau One World Trade Center (417 mètres plus antenne soit 1776 pieds au total, 4 milliards de dollars) qui remplace les Tours Jumelles détruites le 11 septembre 2001. Et Chicago suit New York de près.

 

Des coûts élevés

Les gratte-ciel sont des édifices de prestige, extrêmement coûteux, tant en valeur totale qu’en prix au m2. On estime que Burj Khalifa aurait coûté 1,2 milliard d’euros (chiffre probablement sous-estimé) pour une surface de plancher de 310.000 m2, soit environ 4000 euros le m2. C’est environ quatre fois plus que le coût au m2 d’un immeuble ordinaire de Dubaï. Si l’on tient compte des très bas salaires des travailleurs immigrés aux Emirats (autour de 5 à 6 € par jour), il est clair qu’un projet identique en France demanderait un budget nettement plus élevé.

On comprend aisément que les coûts au m2 augmentent avec la hauteur des constructions. Plus grand sera le bâtiment, plus complexes et sophistiquées seront sa conception et sa réalisation. Bien que les promoteurs fournissent rarement des informations financières détaillées sur leurs opérations, on peut penser que les coûts croissent en fonction de la hauteur de manière exponentielle plutôt que linéaire.

En outre, les coûts de fonctionnement et de maintenance évoluent de façon similaire. Les installations de climatisation, de sécurité, de nettoyage, les ascenseurs, les réparations, sont d’autant plus énergivores et proportionnellement plus coûteux que l’immeuble est plus haut. En conséquence, à surface de plancher égale, les loyers et les charges sont plus élevés dans les tours. Du coup, la plupart de ces IGH sont des immeubles de bureaux occupés par de grandes sociétés transnationales. Burj Khalifa propose néanmoins quelques centaines d’appartements, relativement abordables (8000 € le m2). Et Singapour a réussi à produire du logement social (subventionné) dans des tours de 50 étages.

On sait que les coûts n’ont jamais été la préoccupation principale de l’industrie du luxe, d’une part parce que l’impact médiatique et le prestige ont des retombées qui peuvent justifier un investissement non immédiatement rentable, d’autre part parce que les prix (ou les loyers) dans ce secteur dépendent plus de la demande que des coûts de production. Cette logique non mercantile était aussi celle des bâtisseurs de cathédrales.

 

Les densités urbaines

L’argument le plus objectif des thuriféraires des gratte-ciel, c’est qu’ils permettent de densifier les villes, d’aller vers ces villes compactes qu’appellent de leurs vœux tant les écologistes qu’une majorité d’urbanistes. Cela ouvre deux débats. Tout d’abord un dilemme cornélien: la ville compacte serait environnementalement correcte mais socialement injuste. En effet une ville compacte (Paris intra-muros, par exemple) implique un foncier hors de prix et donc des logements inaccessibles et une inexorable gentrification. Les couches modestes migrent vers de lointaines banlieues et passent des heures dans les déplacements domicile-travail. En fait (et malheureusement) les grandes métropoles sont plutôt en cours de dé-densification…

Le second débat renvoie à la règlementation urbaine, plus précisément aux règles de prospect. Le prospect est, on le sait, la distance minimale (d) imposée par l’Administration entre deux bâtiments voisins, ou entre un bâtiment et le périmètre du terrain qui l’entoure. Les règles de prospect, éminemment variables, régissent les densités urbaines. On comprend que si d=h (ou même h/2) les tours (de hauteur h) ne contribueront pas à la densification, il faudra plutôt privilégier des immeubles de 6 ou 7 étages, ceux du Baron Haussmann. Si par contre les prospects sont flexibles, adaptables au cas par cas, si les tours peuvent se côtoyer, alors la densité pourra bien sûr augmenter. Mais attention à l’usage, bâtiments de bureaux et bâtiments résidentiels doivent faire face à des contraintes différentes. Un prospect réduit gênera moins les employés travaillant à la Défense que les habitants du même quartier, avides d’air pur et de lumière naturelle. On constate donc que la densification dépend autant de la règlementation que de la morphologie architecturale. Les politiques urbaines doivent jouer sur ces deux tableaux.

 

Les espaces publics

L’une des principales critiques de l’urbanisme dit « de tours et de barres », né dans les années 50, tient à la disparition des espaces publics, espaces conviviaux, piétonniers, garants de mixité fonctionnelle et sociale. En un mot, la tour consacrerait la disparition de la rue, ce serait la pierre angulaire (le menhir angulaire ?) d’un urbanisme vertical impersonnel. De même que le mall américain a correspondu à la fermeture de l’espace marchand, la tour, avec ses parkings souterrains anxiogènes, ses ascenseurs oppressifs, traduit l’extinction du lien social, l’individualisation, l’anonymat.

Les villes d’Asie ont devancé ce phénomène, elles n’ont guère de tissu urbain homogène, ce sont des patchworks, des capharnaüms de style hétéroclite, où l’histoire est omni-absente. Avec leurs tours fétiches, elles sont devenues les terrains de jeux favoris de certains grands cabinets d’architecture et d’ingénierie. Est-ce un hasard si les concepteurs de Burj Khalifa sont aussi ceux de la Willis Tower de Chicago et du World Trade Center de New York ? Et si la même entreprise sud-coréenne a construit les Tours Petronas de Kuala Lumpur et la Tour Taipei 101 avant de passer à Burj Khalifa. Ces tours n’ont absolument rien d’identitaire, rien de local (malgré certaines allégories fumeuses), ce sont les mêmes objets, dressés au milieu des villes comme des baïonnettes géantes de béton et d’acier, d’un bout à l’autre de notre planète mondialisée.

Et pourtant Manhattan a su parfaitement associer ses rues, ses avenues, ses places, son Central Park et ses gratte-ciel. L’aménagement urbain a su y rester tridimensionnel. A contrario, un urbanisme de tours - un urbanisme vertical - peut difficilement favoriser l’urbanité et respecter l’horizontalité inhérente à toute vie sociale.

 

Pouvoir et Prestige

Lors d’un diner officiel à Shanghai, les responsables municipaux m’interrogèrent sur le développement de Dubaï, une ville dont ONU-Habitat avait créé certaines institutions dans les années 1985-95.  Je compris qu’il s’agissait de faire de Pudong (le «Manhattan» de Shanghai) la vitrine des succès de la Chine, en compétition avec les USA et non avec Dubaï, mais qu’il y avait chez mes hôtes une certaine admiration pour le dynamisme d’une « petite » ville du Golfe qui avait su se positionner sur la scène internationale grâce à des investissements de prestige et des relations publiques agressives. Dans toute l’Asie, les pays émergents veulent affirmer leur nouveau statut par des images fortes et les grandes tours contribuent à ce changement d’affichage. Hier nous avions des taudis, des quartiers sous-équipés, aujourd’hui nous avons des tours et des autoroutes, des métros et des shopping malls ! En fait, les taudis et les tours peuvent coexister, les premiers représentant un passé qu’on voudrait révolu[1], les secondes l’espoir d’un monde nouveau défiant l’Occident. Cette symbolique constitue certainement la raison principale de la prolifération des tours, d’une fascination qui semble irrationnelle mais qui renvoie à la domination sociale, au pouvoir politique et financier, et au prestige qui doit en être le corollaire.

 

Les techniques de construction

Les tours modernes possèdent de nombreux points communs : des fondations profondes, des structures métalliques allégées, tubulaires, des gaines techniques superfétatoires, beaucoup d’acier, de béton et de verre, des performances énergétiques en voie d’amélioration, des chantiers compliqués et relativement lents, une bonne résistance aux séismes et au vent, une certaine prise en compte du risque terroriste… Le grand nombre et la relative uniformité de ces immeubles ont l’avantage de faire progresser les modes d’intervention, de permettre le partage des solutions techniques, de rationaliser les approches. Une évolution logique, avec peu d’incidents, et assez bien financée (sauf à Dubaï où l’Emir d’Abu Dhabi a dû intervenir pour sauver Burj Khalifa, à qui, du même coup, il a donné son nom). Les tours sont techniquement complexes, mais de mieux en mieux modélisées. La question se pose toutefois de savoir si l’on doit construire tout ce que l’on sait et peut construire. Aux politiciens de répondre, y compris à Paris et dans les autres grandes villes d’Europe.

 

Daniel Biau, décembre 2014



[1] Notons qu’il existe, dans certaines villes de l’ex-URSS, des immeubles tellement dégradés qu’on a pu parler de “bidonvilles verticaux”.

 

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